«Le facilitateur du vivre ensemble»

28.04.2020
1/2020

Le professeur de politique bernois Markus Freitag est probablement le plus fin connaisseur du système de milice suisse. Et il en est convaincu: pour assurer sa viabilité et sa pérennité, le système doit être réformé en profondeur.

Le système de milice est considéré comme l’un des piliers du modèle politique performant de la Suisse. Quelle est aujourd’hui son importance du point de vue politique?

Markus Freitag: Le système de milice représente un fondement de la démocratie suisse, dans le sens où

il lie étroitement politique et société. Les citoyennes et citoyens ordinaires fonctionnent accessoirement comme des politiciens, évitent le découplage entre ces deux sphères et suppriment de manière efficace les obstacles menant à un éloignement réciproque. En tant que principe organisationnel, le système de milice crée une identité entre les gouvernants et les gouvernés. Ce qui constitue un terreau propice à la confiance et à la stabilité politiques. Dans son ensemble, le système de milice représente un capital politique dont il ne faut pas sous-estimer la valeur.

Qu’est-ce qui fonctionne mieux qu’ailleurs en Suisse grâce au système de milice?

La confiance des citoyennes et citoyens dans les institutions est bien plus grande en Suisse que dans d’autres pays. La politique et ses représentants y sont ressentis comme moins déconnectés de la réalité.

La politique et ses représentants sont ressentis comme moins

déconnectés de la réalité dans le système de milice.

Der Holzflügel

Que signifie concrètement le système de milice pour l’économie?

La stabilité politique que procure le système de milice crée un climat favorable aux investissements. De plus, l’économie ne peut gagner que lorsque les milieux économiques intègrent le monde politique, font entendre leur voix et participent aux décisions. La politique elle- même profite aussi du savoir-faire des représentants de l’économie et ainsi, dans l’idéal, les deux sous-sys-tèmes cohabitent de manière harmonieuse.

Mais on sait bien que cette harmonie est contestée. Et il est alors question de magouilles, de tromperie et de corruption. Est-ce là l’illustration d’une faiblesse du système de milice?

Il est important, dans les affaires dans lesquelles des intérêts privés sont en jeu, que les personnes impliquées se retirent, afin que les membres restants de l’instance en question puissent continuer à décider en toute indépendance. Mais même les politiciens professionnels ne sont pas toujours à l’abri de l’influence d’intérêts tiers. Je pense que les deux principes organisationnels présentent des avantages et des inconvénients en matière d’influence ou d’indépendance économique.

Quel est l’impact du système de milice sur la vie en société?

Le fait que des personnes sont disposées à agir pour le bien de la communauté entraîne des effets positifs. Lorsque les gens sont solidaires et s’aident les uns les autres, la collectivité se porte mieux. Et ainsi, en plus de la confiance dans les institutions, la confiance mutuelle s’accroît elle aussi. Et l’ensemble agit comme un lubrifiant dans les rouages de la vie en collectivité. Sur le plan économique, les frais de transaction s’en trouvent réduits.

Le système de milice est aujourd’hui clairement sous pression. Et le fait que les conseillers nationaux et les conseillers aux Etats doivent être des bénévoles est désormais un mythe. Ne serait-il pas préférable de clarifier la situation?

En réalité, plus l’échelon politique est élevé, moins on trouve de politiciens et politiciennes de milice. C’est le cas au Conseil national, au Conseil des Etats, et bien entendu au Conseil fédéral. D’un autre côté, on compte plus de 100 000 personnes dans les communes qui continuent à exercer leur activité politique de manière bénévole. Même si les communes ont de plus en plus de peine à trouver du personnel pour leur administration et leurs commissions. Il convient de réfléchir à la direction que l’on souhaite emprunter à l’avenir, surtout à l’échelle communale.

Que proposez-vous? Le système de milice peut-il être réformé sans être anéanti par cette même réforme, par exemple par des incitations financières qui vont finalement dans le sens d’une professionnalisation?

En effet, lors de chaque réforme, nous évoluons dans une fourchette délicate entre bénévolat et professionnalisation. Il faut néanmoins souligner qu’il ne peut y avoir une réforme unique qui soit prometteuse pour toutes les communes de tous les cantons. En réalité, chaque mesure doit être adaptée aux besoins spécifiques des différentes communes. Bien entendu, la réforme devrait aussi engendrer des efforts au niveau national avec un rayonnement à long terme. On peut penser par exemple à des investissements d’une certaine ampleur dans la formation politique. Ce ne serait certes pas le moyen de susciter du jour au lendemain des vocations de politiciens de milice, mais une certaine sensibilisation des jeunes au système politique helvétique et à ses fonctions pourrait produire beaucoup d’effet à moyen terme.

Cette sensibilisation devrait donc avoir lieu déjà dans les écoles?

Le Canton d’Argovie est le seul canton alémanique qui propose la matière «formation politique» au niveau secondaire. De mon point de vue, on voit là une faille sensible dans les systèmes de formation cantonaux. A l’échelle communale, le problème décisif est la perte d’importance des partis locaux. Ils étaient autrefois les véritables agents mobilisateurs qui veillaient à assurer la relève et le personnel nécessaire. Avec l’affaiblissement des partis locaux, ce potentiel de recrutement a lui aussi disparu. Il faudrait réfléchir à un concept de collaboration avec les associations locales pour trouver du personnel administratif. Par ailleurs, chaque commune peut envisager d’augmenter les rétributions pour convaincre des personnes moins intrinsèquement motivées. Il existe aussi diverses idées pour modifier le modèle de gestion d’une administration communale, afin de diminuer la charge de travail des conseillères et conseillers municipaux et de transférer davantage de responsabilité à l’administration communale.

Tout cela va en direction d’une professionnalisation...

L’évolution vers un monde politique professionnalisé se fait en premier lieu par l’introduction de rémunérations fixes dans la politique communale. Il y a 15 ans, par exemple, seuls 6% environ des membres des municipalités occupaient un poste fixe. Aujourd’hui, plus de 30% sont engagés et rémunérés en fixe. A l’inverse, 70% des conseillers municipaux occupent encore leur fonction de manière largement bénévole.

Une autre proposition de réforme est l’introduction d’un service citoyen – il est question de 200 jours. Ce «compte de milice» est-il une dernière tentative désespérée de sauver encore le système?

La dernière tentative désespérée serait vraisemblable-ment encore plus stricte et se traduirait par une obligation de servir. L’initiative d’un service citoyen ne pré-voit toutefois pas d’imposer le lieu de l’engagement et laisse les citoyennes et citoyens choisir librement où ils désirent effectuer cette contribution, soit au service militaire, au sein de la commune ou dans une association. Mais l’idée de base part du principe que chacune et chacun – et pas seulement les Suissesses et les Suisses – doit fournir un service à la communauté. L’Association suisse pour la promotion de l’engagement de milice tente justement de lancer une initiative populaire dans ce sens. Mais les questions de mise en pratique et de surveillance de l’ensemble restent encore controversées.

L’économie aurait en principe la possibilité de faire plus pour le système de milice qu’elle ne le fait aujourd’hui. Qu’attendez-vous concrètement de l’économie?

Certaines entreprises font déjà beaucoup. Sur le site Internet de l’Association des communes suisses, on trouve une liste d’entreprises qui encouragent activement le système de milice. En rendant ce système plus populaire, on pourrait aussi générer un échange d’expériences au sein de l’économie. Il est évident qu’une réforme fonda-mentale du système de milice ne peut se faire sans impliquer l’économie, car de nombreux employés ont besoin de soutien ou éventuellement d’être libérés de leur activité pour l’exercice de leur fonction politique.

Il serait logique de récompenser le travail de milice effectué au sein

de la municipalité par un certificat reconnu par le monde économique.

Le travail de milice effectué ne constitue cependant pas une perte de temps. Les membres d’une municipalité acquièrent de par leur fonction bénévole des compétences telles que l’expérience du leadership, la gestion de l’organisation ou des conflits et, par là-même, des qualifications importantes pour le monde du travail qu’ils devraient sinon acquérir dans le cadre de formations continues onéreuses. Il serait donc logique de récompenser le travail de milice effectué au sein de la municipalité par un certificat reconnu dans le monde économique.

Ce qui signifie qu’une grande partie du travail de milice politique consiste en des tâches de management?

Cela dépend évidemment des modalités de la fonction et concerne en premier lieu les membres de la municipalité. Dans les innombrables commissions, tout le monde n’a pas – et de loin – une mission dirigeante. Mais il s’agit aussi d’aspects tels que la gestion des conflits, la gestion de la diversité et des compétences qui peuvent aussi se révéler utiles en entreprise.

Qui doit prendre le lead dans cette réforme du système de milice?

La Suisse étant un pays décentralisé, il est extrême-ment difficile d’attribuer à quelqu’un un rôle dirigeant, car les problèmes ne sont pas les mêmes dans chacune des 2112 communes de Suisse. L’Association des communes suisses a tenté en 2019 de sensibiliser l’opinion publique sur la question en instaurant une «Année du travail de milice». L’initiative populaire évoquée précédemment pourrait aussi œuvrer dans ce sens.

Imaginez qu’il y ait effectivement votation sur la question d’un service citoyen. Cela lancerait certainement un débat intensif sur le travail de milice. On pourrait aussi envisager une table ronde avec divers représentants des cantons, de l’économie et pourquoi pas de la Confédération, constituée sous le patronage de l’Association des communes suisses ou de l’Union des villes suisses. De nos jours, les gens réfléchissent scrupuleusement avant de s’engager pour une cause.

Au vu des tendances actuelles (par exemple l’épanouissement individuel), le système de milice est-il un modèle appelé à disparaître définitive-ment dans 30 ans?

Je ne crois pas que le recul de l’activité de milice s’explique par le fait que les gens sont globalement moins solidaires. Je crois toutefois qu’ils réfléchissent sérieusement à qui ou à quelle cause cette solidarité doit être destinée. Les gens sont par exemple sensibles au fait de devoir s’engager régulièrement et sur le long terme. Peu importe si l’activité en question concerne une association ou un organe administratif. Dans ce dernier cas, la nature publique de l’activité en dissuade plus d’un. Je suppose par conséquent que le système actuel de milice aura effectivement changé de visage dans 30 ans. A l’échelle locale, nous nous dirigeons vers une professionnalisation de la politique et un système de milice hybride. Il est probable que, dans bien des administrations, le principe organisationnel voudra que les politiciens de milice n’exercent plus qu’au sein des commissions et des organes législatifs. L’exécutif, en revanche, sera de plus en plus professionnalisé.

Le chercheur en matière de milice

Depuis 2011, Markus Freitag est directeur et professeur titulaire à l’Institut de sciences politiques de l’Université de Berne. Il est l’auteur de nombreux écrits sur la cohabitation politique et sociale en Suisse. Ses publications les plus récentes sont «Le capital social de la Suisse» (NZZ Libro, Zurich 2014), «L’Observatoire du bénévolat en Suisse» (Seismo, Zurich 2016), «La psyché du politique» (NZZ Libro, Zurich 2017) et «Le travail de milice en Suisse» (NZZ Libro, Zurich 2019, coauteurs: Pirmin Bundi, Martina Flick Witzig). Markus Freitag est marié, père de deux enfants et vit avec sa famille à Zurich.