Le fondement du bénévolat doit se renouveler

28.04.2020
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Le système de milice passe pour le fondement du modèle économique et sociétal performant de la Suisse. Mais il est en pleine crise. Comment le renforcer?

«Je pense que le système de milice est parfait pour notre pays; mais il faut des gens disposés à s’investir», affirme Ilias Läber. Et c’est ce qu’il fait: s’investir en tant que syndic d’Oberwil-Lieli, une commune argovienne de 2500 habitants. Cette fonction au sein d’une municipalité de cinq membres lui prend entre huit et dix heures par semaine. Il reçoit en contrepartie un forfait de 24 000 francs par an.

Mais Ilias Läber n’est pas tributaire de ce montant, car il gagne bien sa vie en tant qu’expert financier, stratège en investissements et membre du conseil d’administration. Alors pourquoi exerce-t-il cette fonction modestement rétribuée de syndic en plus de son engagement professionnel conséquent? «J’aime prendre des responsabilités et j’ai du plaisir à exercer cette activité utile et intéressante», répond-il.

La plupart des quelque 2200 communes de Suisse fonctionnent grâce à des personnes telles que lui, prêtes à s’investir pour la collectivité. Le principe de milice passe pour l’un des quatre piliers du système politique en Suisse, avec la démocratie directe, le fédéralisme et la concordance.

100 000 bénévoles dans les communes

Ce principe de milice s’applique aussi bien aux conseillers nationaux et d’État qu’aux assemblées communales et cantonales. Et en effet, au niveau communal, la plupart des tâches administratives – exécutif, écoles, social, commissions, bureau électoral, etc. – sont effectuées par des instances bénévoles. Quelque 100 000 personnes sont actuellement actives dans ce cadre. Même les corps de pompiers locaux et l’armée – conformément à l’article 58 de la Constitution fédérale – misent sur ce principe de milice.

L’idée du civiliste qui s’engage dans les services d’intervention est déjà ancienne. Elle repose sur les réflexions d’unité entre citoyens et soldats développées dans les cités-États grecques antiques. La désignation utilisée spécifiquement en Suisse de «système de milice», ne s’est par contre développée qu’à l’époque de l’Ancien Régime. Le nouveau droit pour tous à la participation démocratique au sein de la collectivité publique allait de pair avec la mission de les protéger. Par ailleurs, l’entraide citoyenne était proclamée comme une valeur républicaine, pour mettre sur pied une identité nationale et une république organisée en communes.

L’engagement bénévole est pour ainsi dire le terreau fertile sur lequel repose le travail politique de milice. Près de trois millions de personnes s’investissent, d’après les chiffres publiés par benevol Suisse, l’organisation faîtière des services de bénévolat, de leur propre chef pour le bien de la communauté et concrètement dans des organisations culturelles ou ecclésiastique ou en faveur de projets divers. Ensemble, elles fournissent plus de 700 millions d’heures de travail bénévole dont le valeur se chiffre à 35 milliards de francs. Soit plus de 5% du produit intérieur brut de la Suisse.

Le «modèle à succès» et la milice

Près de deux cents ans ont passé depuis la naissance du système de milice. Pendant ce temps, la Suisse a évolué, d’une nation arriérée de bergers et de paysans à un État providence riche et progressiste. Le système de milice est à ce jour encore idéalisé comme l’un d’un principaux piliers du modèle à succès que constitue la Suisse. «Les nombreux inconvénients qu’a la Suisse en tant que petit pays, le système de mi-lice en fait des avantages», a écrit récemment Markus Hongler, CEO de la Mobilière dans un article publié dans la «NZZ.»

Des valeurs particulières ont émergé de cette mentalité de milice. Par exemple, il n’existe pas en Suisse de caste politique détachée du peuple. Les connaissances professionnelles des politiciens profanes sont automatiquement intégrées dans leur travail de milice et favorisent ainsi une politique factuelle, pragmatique et basée sur les solutions. De plus, les tâches publiques s’effectuent à moindre coût dans ce système reposant sur le bénévolat. Et lorsqu’il n’y a pas suffisamment de personnes prêtes à effectuer ce travail de milice, ce sont les pouvoirs publics qui doivent s’en charger et la quote-part de l’État augmente. Christoph Niederberger, directeur de l’Association des communes suisses (ACS), le résume en ces termes: «Le système de milice active dans l’esprit des gens la notion de responsabilité envers le bien public, il allège la structure étatique et encourage la proximité avec les citoyens.»

Les nombreux inconvénients qu’a la Suisse en tant que

petit pays, le système de milice en fait des avantages.

Markus Hongler, CEO la Mobilière

Presque toutes les institutions qui reposent sur le système de milice se plaignent cependant d’un recul du nombre de leurs membres, ou elles s’en sont déjà peu à peu distancées, comme le Conseil national et le Conseil des Etats. Selon Flavia Wasserfallen, conseillère nationale PS bernoise: «Soyons honnêtes, le système de milice est, du moins sur le plan national, un mythe. Pour travailler sérieusement au Parlement, il faut compter un taux d’activité de 70% au minimum. Travailler encore à 80% ou plus à côté? Impossible!» Et cette réalité est prise en compte depuis longtemps, puisque les parlementaires peuvent désormais assurer une bonne partie de leur subsistance avec les jetons de présence et les frais remboursés.

Une politique semi-professionnelle

L’Assemblée fédérale est devenue au bas mot un parle-ment semi-professionnel. Un mandat de conseiller paraît attrayant, comme le prouve le nombre record de 4652 candidats au Conseil national à l’automne 2019. Contrairement aux autres secteurs faisant appel au système de milice, le Parlement n’a pas de problèmes de relève.

Deux tiers des communes, en revanche, ont selon des études pertinentes beaucoup de peine à trouver des personnes adéquates pour pourvoir aux postes de mi-lice vacants. Les «simulacres d’élections», pour les-quelles il y a exactement le même nombre de candidats que de sièges à pourvoir, se multiplient. Ce manque de candidats incite les communes à professionnaliser ces fonctions. Désormais, près de 70% des membres d’exécutifs communaux sont rémunérés au moins à hauteur de 10 000 francs par an pour leur fonction. Un travail purement bénévole ne se fait généralement qu’au ni-veau du législatif et des commissions.

Avec la professionnalisation, le système de milice n’est toutefois pas renforcé, mais au contraire aboli de facto. «Au final, on prive ce faisant la démocratie locale de son âme de profane», avertit le professeur de politologie Markus Freitag (voir aussi entretien des pages 10 et suivantes). Les communes de plus petite taille comme par exemple Simplon (VS) ont déjà réglé le problème de la manière la plus simple: en forçant les citoyens et citoyennes à siéger. D’après la loi, sept cantons (LU, UR, NW, AI, SO, ZH, VS) et certaines communes ber-noises pratiquent l’obligation de fonction: quiconque est élu doit accepter sa fonction, même si il ou elle n’a pas fait acte de candidature.

L’économie est mise à l’épreuve

Il est évident que l’économie helvétique profite aussi d’un écosystème qui ne peut fonctionner que tant que le système de milice fonctionne. Mais la mondialisation a ses répercussions: les cadres des entreprises internationales se montrent de plus en plus sceptiques face au système de milice, parce qu’ils ne le connaissent pas vraiment. La moitié des entreprises accueillent froidement la volonté de leurs collaborateurs de s’engager dans des fonctions bénévoles, comme l’a montré une vaste étude sur le travail de mi-lice en Suisse. Seules 15% des grandes sociétés sou-tiennent un tel engagement en accordant des congés rémunérés. 29% tout de même permettent à leurs employés actifs bénévolement en politique d’organiser plus librement leur temps de travail.

Beaucoup de grandes entreprises se prévalent de leur obole annuelle aux partis, invoquant qu’elle permet aussi de soutenir le travail de milice. Mais cela est bien entendu loin d’être suffisant. «Nous devons aider à modeler ce système de milice et nous engager directe-ment pour le moderniser», prévient Markus Hongler, CEO de la Mobilière. L’économie aurait les moyens d’offrir aux employés des conditions-cadres généreuses afin qu’ils puissent concilier au mieux leurs activités professionnelles et politiques.

De la part de la Mobilière en tout cas, ce ne sont pas des paroles en l’air, puisque le groupe d’assurances compte plus de 100 collaboratrices et collaborateurs qui exercent une fonction officielle. A l’exemple du conseiller national appenzellois fraîchement élu Thomas Rechsteiner qui, en tant qu’agent général, a pris dans son agence diverses mesures organisationnelles et personnelles pour remplir le mandat poli-tique qui lui a été confié.

La fonction de milice génère un cercle vertueux

dans lequel les deux parties profitent l’une

de l’autre.

Manuela Jost, conseillère municipale Beromünster

La Mobilière met à disposition de ses employés exerçant un mandat politique du temps libre et une infrastructure – sans considération du parti politique. «Ces employés sont des faiseurs de pont entre la poli-tique, l’économie et la société. Et ils apportent une valeur ajoutée à notre entreprise», souligne Belinda Walther, responsable Public Affairs. C’est ce que ressent aussi Manuela Jost qui gère depuis septembre 2018 le dicastère de la formation à la municipalité de Beromünster. «Officiellement, le mandat est considéré comme un 35%, mais le temps effectif consacré est plutôt de l’ordre de 40 à 50%», explique-t-elle. Et pour-tant, cette mère d’enfants en âge scolaire réussit à concilier le tout – famille, profession et municipalité –, grâce au soutien de son époux et de son employeur. Elle a pu réduire après son élection son temps de travail à la Mobilière de 50% à 30%, avec des horaires flexibles. Dans le cadre de sa mission politique, sa formation de cadre, qu’elle a pu suivre en tant que responsable de l’administration des ventes, se révèle précieuse.

Convaincue que le nouvel angle de vision et l’expérience que lui apporte la politique pourront bénéficier en retour à la Mobilière, Manuela Jost parle d’une situation de win-win: «La fonction de milice génère un cercle vertueux dans lequel les deux parties profitent l’une de l’autre.»

Des efforts multiples de réforme

Même si l’exemple de la Mobilière devrait pouvoir être suivi par beaucoup d’autres, une question se pose: comment réformer le système de milice pour qu’il reste attrayant et pérenne?

Une simple cosmétique des mots qui consiste à ne plus parler de système de milice mais d’«engagement citoyen» ne fait pas avancer les choses. Markus Freitag propose cinq champs d’action qu’il faudrait envisager dans le cadre d’une réforme: obligation, incitation, organisation, information, formation. Ce qui suggère aussi qu’il n’existe pas de formule simple pour donner un nouveau souffle au système de milice. La solution viendra plutôt d’un paquet de mesures. En font partie le recrutement d’agents publics potentiels, un agence-ment des fonctions qui tienne compte des impératifs professionnels et familiaux et la réorganisation des communes et des autorités.

Curdin Derungs, professeur de gestion de l’administration à la HES des Grisons, plaide en outre pour un changement des mentalités en faveur d’une revalorisation du travail de milice. «Les critiques permanentes de la population, provenant parfois des tranchées anonymes des médias sociaux, on hésiter nombre de personnes à s’engager dans une fonction politique.»

Les critiques permanentes de la population,

provenant parfois des tranchées anonymes des médias sociaux, on

hésiter nombre de per sonnes à s’engager dans

une fonction politique.

Professeur Curdin Derungs

Une positionclé incombe pour les réformes aux communes, mais «au final, nous sommes tous mis à contribution, que ce soit la société civile, l’économie ou l’Etat», affirme Christoph Niederberger. Il est réjouissant

de voir que les discussions entre l’Association des communes suisses (ACS) et la Fédération Suisse des Parlements de Jeunes (FSPJ), qui ont mené à la déclaration de 2019 comme «Année du travail de milice», se poursuivent en 2020. Et elles se concrétisent par exemple dans le projet de promotion «engagement local». Quinze organisations d’envergure offrent dans ce cadre un financement de départ pour divers projets et stratégies innovants pour encourager l’engagement bénévole local. La plateforme «staatslabor», lancée il y a trois ans dans le but de renforcer par le biais de projets pilote, d’événements et d’études de cas l’engagement des citoyens dans des missions publiques, va dans le même sens.

L’ASC se joint à ces efforts. En particulier, elle prévoit en jointventure avec l’ACS une certification des conseillers municipaux et plus exactement des compétences dirigeantes acquises au cours des fonctions de milice. L’initiative de l’association romande ServiceCitoyen. ch pour introduire une obligation de servir (de milice) s’intéresse aussi à cette question. Elle préconise que chacune et chacun puisse cependant choisir si son engagement se fait au sein des pompiers, d’une association, du conseil communal ou dans le cadre d’un service militaire ou civil. Les chances que les deux jumeaux que sont le «système de milice» et le «modèle de réussite suisse» se rapprochent à nouveau restent intactes. Mais il y a toutefois une ombre au tableau: «Presque toutes les mesures de réforme égratignent l’ancien idéal que représente le système de milice», fait remarquer Markus Freitag.